Brève d’exil : « Ceux qu’on laisse »

Les Brèves d’exil portent témoignage des situations individuelles rencontrées par l’équipe pluridisciplinaire du Comede, dans le cadre des consultations et des permanences téléphoniques. Elles sont, à bien des égards, un indicateur de la condition des personnes exilées dans la société d’aujourd’hui.

Juillet 2023

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Les personnes exilées se battent au présent. Elles sont parties pour sauver leur peau, et se battent chaque jour pour survivre, pour manger, dormir, obtenir un statut, pour rendre supportables les pensées qui occupent leur esprit, pour commencer une nouvelle vie.

Mais parfois, « ce/ceux » qu’elles ont quitté en partant ressurgit au présent, en France, dans la tête, dans la consultation.

Parler de celles et ceux qu’on a dû laisser. Dans l’espoir de se réunir un jour, ici, en France.

 

Madame T. est Ivoirienne. Elle a fui un remariage forcé, avec l’oncle de son ex-mari qui la violentait quotidiennement. Elle est venue par bateau, laissant sa fille de 9 ans à sa propre mère, dans l’espoir de la faire venir en France dès qu’elle obtiendra des papiers. Ici, madame T. trouve un abri dans un squat. Sa demande d’asile est rejetée à son arrivée en France. Elle rencontre un compagnon, et donne naissance à une petite fille à la maternité de Bicêtre.

Un jour en consultation, Madame T. arrive bouleversée. Excellente nouvelle : sa fille cadette, bébé, vient d’obtenir le statut de réfugié en France face au risque d’excision si elle est renvoyée en Côte d’Ivoire. Madame T. pourra avoir elle-même des papiers ensuite. Mais madame T. vient d’apprendre une autre nouvelle : sa belle-famille en Côte d’Ivoire est venue chercher sa fille ainée, et l’a faite exciser au village. Madame T. est effondrée : elle n’aura pas pu protéger sa première fille, c’est trop tard. Comme elle, elle devra vivre avec les séquelles de l’excision toute sa vie.

Monsieur M. est originaire du Soudan. Il a eu un très long parcours d’exil. Il souffre d’un syndrome dépressif et psychotraumatique sévère, et de lourdes séquelles d’une luxation de l’épaule lorsqu’il a été agressé dans un parc à La Chapelle. Il a obtenu le statut de réfugié il y a 3 ans et vit dans le 18e arrondissement.

Un jour, alors qu’il vient de célébrer l’Aïd, monsieur M. est très perturbé. Il vient d’apprendre la mort de son frère, en plein désert Libyen. Il n’a pas vu son frère depuis 10 ans, et ne m’avait jamais parlé de lui.

Mais à la souffrance, s’ajoute le deuil impossible : lui-même ne peut pas aller en Libye. Et il n’y a pas de corps à pleurer : le désert de Lybie a avalé celui de son frère.

Madame B. a été suivie longtemps au Comede. Originaire de Guinée, elle a fui des violences en lien avec son engagement politique. Elle souffrait d’un psychotraumatisme sévère. Je la connais depuis plusieurs années, elle a maintenant le statut de réfugié, travaille en se levant à 5 heures pour faire 2 heures de transport, a un compagnon et va mieux. Aujourd’hui, elle me parle d’une joie : sa fille vient d’obtenir son brevet en Guinée. Madame B. est fière, elle vient de lui acheter un cadeau pour la féliciter, et espère qu’il arrivera à destination, au village. Oui, sa fille sera contente. Elle vit avec la mère de madame B. au village. Elle avait 9 ans quand madame B a fui, elle en a 15 maintenant. La joie de madame B s’empreint de timides larmes. Oui, elle a grandi, loin d’elle. Maintenant, elle ne l’appelle plus « maman » mais « ma sœur », et c’est sa grand-mère qu’elle nomme « maman ».

Mais elle va venir bientôt, l’Ofpra lui délivrera les visas, dans 1 an ou 2. Quand elle aura 17 ans, peut-être sera-t-elle ici et elle viendra me la présenter. Mais sa fille lui a fait promettre de ne pas la séparer de sa grand-mère qui l’a élevée.

Alors, l’image des adieux à venir de cette adolescente à sa grand-mère s’est invitée à notre consultation.

 

Parler de celles et ceux qu’on a dû laisser, et qu’on ne reverra probablement pas, voilà les témoignages les plus difficiles à recueillir en consultation.