Figures et écarts de genre dans la clinique de l’exil

Cet article a été publié dans le dossier « Genre et santé » de la revue La santé en action N°441, Septembre 2017 – Santé publique France
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Les femmes exilées en France ont fait l’objet de violences massives liées au genre, selon les données et l’expérience du Comede.

Laure Wolmark, psychologue clinicienne et coordinatrice nationale santé mentale du Comede

Le Comité pour la santé des exilés (Comede) a accompagné depuis sa création, en 1979, plus de 150 000 femmes et hommes qui ont en commun l’expérience de l’exil. Originaires de 150 pays, ces personnes ont des statuts administratifs divers (demandeu.r.se.s d’asile, réfugié.e.s, sans droit au séjour, titulaires de titre de séjour pour raison médicale), et la plupart d’entre elles sont en France depuis moins de deux ans [1]. Au centre de santé du Comede, situé dans l’hôpital de Bicêtre (Val‑de‑Marne), elles ont la possibilité de rencontrer des psychothérapeutes et des médecins, et également des infirmi.er.ère.s, des assistantes sociales, des ostéopathes. Les psychothérapeutes conduisent dans ce cadre pluridisciplinaire des psychothérapies d’orientation psychanalytique, en français, dans une langue tierce (anglais et russe) ou avec l’aide d’un.e interprète professionnel.le.

Parmi les personnes reçues en 2016 au centre de santé, 33 % sont des femmes. Sur la période 2007‑2016, elles étaient cinq fois plus concernées que les hommes par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et deux fois plus souvent atteintes de cancers, alors que les hommes sont deux fois plus souvent infectés par le virus de l’hépatite B [1].

Psychotraumatisme et violence de genre
Les femmes sont presque deux fois plus nombreuses que les hommes à souffrir de psychotraumatisme. Les syndromes psychotraumatiques sont liés aux antécédents de violence. Entre 2012 et 2016, 94 % des personnes reçues en psychothérapie ont déclaré avoir vécu des violences. 28 % des femmes déclarent avoir subi des tortures et 75 %, des violences liées au genre ; parmi les hommes, ces taux s’élèvent à 56 % pour les antécédents de torture et à 16 % pour les violences liées au genre [1]. Selon une enquête rétrospective sur dossiers, effectuée pour les années 2012 à 2016 (366 grossesses) au centre de santé du Comede, 15 % des femmes enceintes l’étaient à la suite d’un viol [2]. Ces chiffres sont issus du recueil fait par les consultant.e.s à l’issue des consultations, à partir de définitions partagées au sein de l’équipe.

Les consultant.e.s ont choisi d’utiliser la catégorie « violences liées au genre » plutôt que « violences faites aux femmes » ou « violences sexuelles ». Ce choix doit permettre de mieux prendre en compte toutes les violences qui trouvent leur source dans un système global d’inégalité entre hommes et femmes, ainsi que dans les représentations des rôles et habitus sociaux masculin et féminin. Sont intégrés dans la catégorie « violences liées au genre » les violences sexuelles à l’égard des hommes et des femmes – les viols notamment –, les violences spécifiques à l’égard des femmes – mutilations sexuelles, violence dans le cadre de la famille entre autres –, ainsi que les violences liées à l’identité de genre et à l’orientation sexuelle – viols correctifs, persécutions des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transexuelles et intersexes (LGBTI).

Transfert et contre‑transfert
Les antécédents de violence recueillis reflètent la massivité des violences liées au genre vécues par les femmes reçues par les psychothérapeutes du Comede. Cette « massivité » se décline en termes statistiques, et elle correspond aussi à la gravité de ces violences, telle qu’elle est ressentie par les thérapeutes. Elle induit des formes de contre‑transfert « préalable », c’est‑a‑dire des représentations et des affects chez les thérapeutes avant même qu’elles n’aient rencontré les patientes [3]. Ainsi, les caractéristiques majoritaires des patientes reçues au Comede et, précisément, la fréquence des antécédents de violences liées au genre tendent‑elles à induire des « figures1 » particulières de l’étrangère comme victime de violence. Pour le dire simplement, si je vois sur mon planning que je vais recevoir pour la première fois en consultation Mme X, je m’attends à ce que cette personne ait vécu des violences particulièrement graves liées à sa condition de femme et, particulièrement, des violences sexuelles.

La construction de figures de l’étrangère victime de violence permet d’anticiper le récit des violences. Cette anticipation de la part des thérapeutes constitue une modalité de protection contre la « violence de ces violences », c’est‑a‑dire l’impact que ces récits peuvent avoir sur elles, particulièrement si certains traits favorisent l’identification mutuelle. Le fait d’être une femme constitue un socle d’identification autour d’une vulnérabilité commune face à certaines violences, et aussi, à des degrés et selon des formes diverses, autour d’un vécu de l’inégalité entre femmes et hommes. Il est d’ailleurs intéressant de souligner qu’un certain nombre de patientes qui ont vécu des violences liées au genre demandent explicitement à rencontrer une thérapeute et une interprète. La peur de la proximité physique avec un homme dans l’espace du bureau de consultation est évoquée par certaines d’entre elles. D’autres personnes témoignent de l’impossibilité de « pouvoir dire » les violences en présence d’un homme, pour des raisons de bienséance, et également parce que le genre du thérapeute conditionne pour elles le sentiment que l’autre puisse « comprendre » – dans une forme de transfert préalable.

Travailler (avec) le genre
Cependant, si l’on s’en tenait à cet aspect de la rencontre psychothérapeutique sous l’angle des violences liées au genre, les possibilités de déconstructio des assignations sociales seraient très faibles et le potentiel travail psychothérapeutique serait réduit à ses aspects sociaux. Or, c’est aussi à partir de l’analyse de l’écart entre le genre – au sens de la façon dont le social (c’est‑à‑dire la société, NDLR) interprète la différence des sexes – et la construction intime de ce que signifie être une femme ou un homme, que le travail psychothérapeutique peut porter ses fruits. Il est tout aussi important de ne pas s’en tenir à la figure cristallisée de « l’étrangère victime de violence » – ce qui reviendrait à reconduire une identité sociale stigmatisée – tout en reconnaissant la gravité des violences vécues. En effet, un grand nombre de femmes accompagnées par le Comede ont dû s’exiler du fait de leur opposition à un ordre social et politique les contraignant à une position de soumission et d’impuissance et exerçant cette « contrainte par corps [5] ». C’est le cas par exemple des femmes qui se sont opposées à leur excision ou à celle de leur fille, à un mariage forcé, ou qui ont décidé de vivre ouvertement leur homosexualité. Je pense particulièrement à une femme, présidente d’une organisation non gouvernementale (ONG) de lutte contre les violences faites aux femmes dans un pays d’Asie du Sud, qui avait été persécutée, menacée et violée en représailles de ses activités militantes. Cette femme se trouvait être en décalage avec les « normes d’existence » que lui imposait sa société, c’est‑a‑dire « l’ensemble […] des dispositifs régulateurs de nos manières d’être, de ces dispositifs qui déterminent et ordonnent nos façons d’aimer, de penser, de travailler, de vivre [6] ».

Lorsque je l’ai reçue au Comede, elle décrivait en elle une forme de clivage opposant ce qu’elle était avant les violences – une femme active, forte, en capacité d’aider les autres, qui travaillait dans le domaine de la santé – et ce qu’elle avait l’impression d’être devenue – quelqu’un ne valant rien, inutile à la société, coupé des autres. Au cours de la thérapie, elle a pu établir un lien entre cette dévalorisation d’elle‑même et les violences sexuelles, tout en témoignant d’un intense sentiment de culpabilité. « L’intention des bourreaux [7] », visant à la punir pour sa transgression des rôles sociaux, lui est apparue progressivement, ce qui lui a permis de s’autoriser à nouveau à « être quelqu’un » et à sortir de son isolement. Il existe encore peu d’écrits dans le champ de la psychanalyse qui intègrent une perspective de genre dans l’analyse des effets des violences liées au genre, ainsi que dans celle du transfert et du contre‑transfert. Élaborer une pensée clinique avec le genre devrait être un chantier théorico‑clinique majeur dans les années à venir, pour que l’écoute psychanalytique conserve sa portée subversive et son potentiel d’émancipation. La clinique auprès des exilé.e.s nous permet de mieux entendre ce que les normes d’existence imposent dans l’ordre du genre comme emprise sur le corps. N’imaginons pas pour autant que ces questions nous sont étrangères et ne concernent que les autres ; la clinique auprès des exilé.e.s est bien plutôt le lieu d’un apprentissage de l’impact subjectif de la domination de genre, nous permettant de ne plus l’ignorer, quel que soit notre lieu d’exercice clinique.

1. Au sens où « la figure désigne une “forme, une représentation sculptée” (fingere signifie façonner) singulière, qui représente une forme de modelage subjectif, propre à chaque soignant, plus qu’une représentation générale d’ordre exclusivement social [4] ».

Références bibliographiques
[1] Comité pour la santé des exilés (Comede). Rapport 2017 sur l’activité 2016. Le Kremlin‑Bicêtre : Comede. À paraître en ligne : www.comede.org

[2] Comité pour la santé des exilés (Comede). Rapport d’activité et d’observation 2016. Activité 2015. Le Kremlin‑Bicêtre : Comede, 26 juin 2016 : p. 31. En ligne : https://www.comede.org/rapport‑dactivite/

[3] Lachal C. Le Partage du traumatisme. Contre‑transferts avec les patients traumatisés. Grenoble : La Pensée sauvage, coll. Trauma, 2006 : p. 56‑60.

[4] Pestre É., Baligand P., Wolmark L. Ségrégation à l’hôpital. De quelques figures de l’étranger dans la relation de soin. Cliniques méditerranéennes, 2016, vol. 2, no 94 : p. 56.

[5] Bourdieu P. La domination masculine. Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1990, vol. 84, no 1 : p. 5. En ligne : http://www.persee.fr/docAsPDF/arss_0335‑5322_1990_num_84_1_2947.pdf

[6] Prokhoris S. Le Sexe prescrit. La différence sexuelle en question. Paris : Aubier, 2000 : p. 39.

[7] Sironi F. Bourreaux et Victimes. Psychologie de la torture : Paris Odile Jacob, 1999 : p. 61.

Photo : femme du Kivu (République Démocratique du Congo) victime de viol s’entretenant avec une psychologue, © Diana Zeyneb Alhindawi, 2014